Une justice sur mesure, conforme à ses fantasmes. Voilà ce que veut le président de la République, si l'on a bien compris son monologue de 18 minutes du lundi 6 décembre quand il a reçu les quatre hauts magistrats, Youssef Bouzakher, président du Conseil supérieur de la Magistrature ; Malika Mzari, présidente du conseil de l'ordre judiciaire ; Abdessalem Mehdi Grissiâ, premier président du Tribunal administratif ; et Mohamed Nejib Ktari, président de la Cour des Comptes.Oui, cela ne fait plus de doutes, Kaïs Saïed a des fantasmes et des idées arrêtées et il tient à ce que la justice « indépendante » les réalise.
Ainsi, et pour bien transmettre ses desiderata aux magistrats devant lui, le président de la République n'a pas hésité à prononcer des phrases des plus surréalistes, quitte à dire le contraire quelques secondes après ou à énoncer des contrevérités criardes.
De ces phrases formulées devant les magistrats, la palme d'or revient à celle-ci : « la magistrature est une fonction et non un pouvoir ». Il s'est rétracté quelques secondes plus tard pour admettre que la justice est quand même un pouvoir, mais que ce pouvoir ne doit pas être séparé de l'Etat. Et puis non ! Le président se rétracte de nouveau en citant Montesquieu pour dire que la justice est un service d'intérêt public autant que les autres qui bénéficie de l'indépendance sans que les autres pouvoirs ne s'immiscent dans son travail, mais qu'elle ne doit pas être indépendante de l'Etat.
Après ce cours ambigu sur l'indépendance de la justice, Kaïs Saïed s'est lancé dans une longue diatribe autour des interventions dans des affaires judiciaires en cours, des magistrats qui ne respectent pas leur fonction, etc. avant de rebondir, une énième fois sur le rapport de la cour des comptes relatif aux élections et ses conclusions non suivies d'effet.
Ce rapport devient carrément une obsession chez le président de la République. Il y revient sans cesse. Son problème ' Il considère que les conclusions de ce rapport devraient aboutir à l'annulation de listes électorales ce qui aura pour conséquence d'éliminer plusieurs élus du parlement, notamment ceux d'Ennahdha. Comme il l'a dit précédemment, et comme il l'a répété hier, le président a évoqué cette histoire du lobbying et d'argent étranger qui a servi durant la campagne électorale à plusieurs entités politiques. Ceci a été clairement indiqué dans le rapport de la cour des comptes et Ennahdha a été nommément citée par les magistrats de cette cour.
Sauf que voilà, le rapport de la cour des comptes a beau avoir été rédigé par des magistrats, ses conclusions ne peuvent pas être considérées comme des décisions de justice. L'historique même de la cour des comptes prouve cela. Comme l'affirme l'ancien juge administratif Ahmed Souab : « le rapport de la Cour des comptes ne peut être considéré comme une décision de justice. Cet organe a le statut d'un simple service administratif d'inspection au sein d'un ministère donné dont le rôle est de transférer les dossiers de corruption au ministère public. Ce qu'a avancé Kaïs Saïed comme prétexte ne peut être la source d'un acte juridique, même par décret, car cela porte atteinte aux principes juridiques », a-t-il signalé.
En vérité, Kaïs Saïed est sélectif dans ses propos et incohérent dans ses principes. Outre le mélange des genres à propos du rapport, il zappe deux points principaux. Il est lui-même épinglé dans ce rapport de la cour des comptes. Faut-il dès lors l'éjecter de la présidence ' Ensuite, il est bon de rappeler que cette même cour des comptes a publié des dizaines de rapports relatifs à plusieurs institutions publiques. Le président n'aborde jamais les autres dossiers, même ceux pointant de la corruption, et ne parle que des élections. Il est, à raison, obsédé par l'idée que des élus tricheurs puissent légiférer à l'assemblée, alors qu'ils ont été épinglés par la cour des comptes. Il se trouve que pour régler ce problème, il ne faut pas critiquer la justice parce qu'elle tarde à réagir, parfois après le mandat, il faut juste changer les lois de telle sorte que les dossiers similaires soient traités avant la prise de fonctions des élus. Bon à rappeler aussi, la justice elle-même n'a été saisie qu'une année après les élections, puisque le rapport de la cour des comptes a été rendu public en novembre 2020, alors que les élections ont eu lieu en octobre 2019.
Cette sélectivité récurrente du président de la République dénote d'une chose : il veut utiliser la justice et il est en train de lui mettre la pression (publiquement) pour atteindre ses fins politiques, à savoir éliminer d'une manière légale ses adversaires islamistes et leurs alliés de la scène.
Kaïs Saïed cache très mal son jeu et ses objectifs. Après avoir taclé les islamistes, il a épinglé (sans le nommer) Fadhel Abdelkefi, ancien ministre de la Coopération internationale et ancien ministre des Finances, qui est en train de se positionner sérieusement sur la scène politique et ce par ses propositions concrètes pour résoudre les problèmes politiques et économiques du pays.
Il est vrai aussi que, médiatiquement, M. Abdelkefi a le vent en poupe ces derniers temps, ce qui fait jalouser, semble-t-il, Kaïs Saïed. « On est en train de le présenter comme sauveur de la nation. Son affaire est arrivée jusqu'à la cassation et il a réussi à avoir un accord à l'amiable. Malheureusement, la cour de cassation a décidé de l'innocenter. On le présente comme un superman et comme un mastodonte de la finance publique, alors qu'il est un grand voleur ». Cette phrase épique de Kaïs Saïed dénote tout son état d'esprit. Le fait qu'il dise « Malheureusement, la justice l'a innocenté » démontre qu'il ne respecte pas les décisions judiciaires et le principe sacro-saint de la présomption d'innocence et prend ses fantasmes et idées préconçues pour des vérités.
Faut-il rappeler que Fadhel Abdelkefi a été épinglé en 2018 pour une vieille affaire d'infraction douanière du temps où il était le directeur de l'intermédiaire en bourse Tunisie Valeurs. Il a exporté au Maroc un logiciel et la douane a considéré que c'était une exportation illégale. L'affaire a été ressortie, comme par miracle, lorsqu'il était ministre des Finances dans une tentative claire de le déloger. Ce qui fut un succès pour ses détracteurs, puisque Fadhel Abdelkefi a démissionné afin de pouvoir se défendre devant la justice. Il s'est défendu et il a réussi puisqu'il a été innocenté.
Sauf que Kaïs Saïed voit les choses autrement. Il accepte mal comment les médias ouvrent leurs antennes et leurs pages à l'ancien ministre qu'il considère comme escroc. L'acquittement en bonne et due forme par la justice ne suffit pas pour l'innocenter à ses yeux.
En vérité, et ce n'est pas une première, Kaïs Saïed voit d'un mauvais 'il toutes les personnes nanties. En plus, Kaïs Saïed a un problème avec les oncles de Fadhel Abdelkefi, les Ben Achour, et il estime que l'ancien ministre représente tout ce qu'il déteste chez cette caste qu'il a déjà attaqué à plusieurs reprises.
Après ces immixtions dans la justice, Kaïs Saïed a joué la carte des contrevérités et ce en abordant la question de la justice militaire, une justice comme les autres, dit-il. Il évoque, sans le citer, le cas de Seïf Eddine Makhlouf en détention parce qu'il a été condamné pour outrage à magistrat. Ceci est totalement faux, car l'affaire de l'outrage à magistrat dont est accusé le président d'Al Karama ne sera examinée par la justice qu'au mois de décembre. Seïf Eddine Makhlouf est actuellement en prison dans l'affaire de l'aéroport, ainsi que le député Nidhal Saoudi. Le président de la République fait totalement l'impasse sur le cas de ce dernier et prétend qu'il n'a jamais déposé plainte contre quiconque. Il dit peut-être vrai, techniquement, mais réellement les choses sont différentes. On a aujourd'hui un blogueur et un avocat en prison et d'autres blogueurs poursuivis en justice, juste parce qu'ils s'en sont pris au président. Ce n'est peut-être pas lui qui a déposé plainte, mais il ne peut pas dire qu'il n'est pas derrière les poursuites.
Il le fait à sa manière et il l'a fait hier encore et ce en s'interrogeant « où est le parquet dans cette affaire, que fait le parquet dans cette autre affaire ' ». C'est une manière, comme une autre, d'inviter le ministère public à prendre une direction bien déterminée.
A quoi joue le président de la République et que veut-il ' Il l'a dit clairement : « les lois élaborées par le parlement ne sont ni légales, ni légitimes ». Il veut annihiler tout le parlement et, bien entendu, ses décisions. Il ne parle même pas du dernier parlement, il parle de l'institution elle-même. Pour preuve, il s'en est pris plus d'une fois au CSM (et le CSM a répondu plus d'une fois, jusqu'à hier) alors que ce conseil est issu du parlement de 2014 et non de 2019.
Après avoir tordu le cou à la constitution, par son interprétation fallacieuse de l'article 80, et après avoir pondu un décret présidentiel supérieur à la constitution et aux lois (une première dans le monde !), Kaïs Saïed veut maintenant torde le cou aux décisions judiciaires en mettant la pression sur les magistrats pour qu'ils agissent selon ses désirs à lui et l'aider à atteindre ses objectifs.
Alors que la priorité est à l'économie et à l'épuisement des ressources de l'Etat, Kaïs Saïed passe son temps à s'immiscer dans le travail de la justice et à mettre la pression sur le parquet et les magistrats, tout en affirmant le contraire et en criant sur tous les toits qu'il respecte l'indépendance de la justice et des magistrats.
Posté Le : 08/12/2021
Posté par : infos-tunisie
Source : www.businessnews.com.tn