Tunis - A la une

Kaïs Saïed face à 1,8 million de signaux de fumée


La panne mondiale des réseaux hier soir nous a mis face à nos faiblesses et à notre grande vacuité. Six heures dans lesquelles le monde a vécu sans Facebook, sans Instagram et sans Whatsapp. Un véritable moment de panique pour les accros aux réseaux. Autant dire un grand nombre d'entre nous.Certains se seraient crus en pleine préhistoire, dans une époque qu'on croyait révolue et où il fallait téléphoner aux personnes à qui on voulait parler, leur envoyer un SMS ou, pire encore, leur parler en face. Nous avons dû improviser et allumer un feu pour communiquer en signaux de fumée.

Mais nous ne sommes pas les seuls à avoir été mis face à nos faiblesses hier soir à cause de la panne des réseaux. La présidence de la République a, elle aussi, vécu un grand moment de solitude. Six heures entières sans Facebook et c'est le monde qui s'effondre pour Carthage. Privée de son organe de communication de prédilection, Carthage n'a pas trouvé de moyen direct pour faire sa propagande habituelle. En l'absence d'un chargé de communication et d'une relation de confiance avec les médias locaux, les messages du président avaient du mal à passer, notamment ceux où il faisait sa propre promotion et communiquait sa propre vérité.

Pour connaitre, donc, les derniers états d'âme de Kaïs Saïed et ses moments de colère, il fallait se rabattre d'urgence sur le plan B qu'offrent Twitter et Youtube. Deux réseaux généralement boudés par les masses au profit du géant Facebook. Réseau de la « populace » que nous sommes.
« 1,8 million de Tunisiens sont sortis manifester dimanche dans toutes les régions de la Tunisie leur soutien aux décisions de la présidence de la République de leur propre initiative et sans être soudoyés » a déclaré Kaïs Saïed hier soir. Un chiffre astronomique qu'il a répété à la chargée de formation du gouvernement Najla Bouden ' s'extasiant devant cette annonce - et au président du Conseil supérieur de la magistrature (CSM), Youssef Bouzakher, qu'il a mis dans l'embarras. 1,8 million de manifestants. Le président n'a même pas sourcillé à l'annonce d'une telle énormité.

D'où tient-il ce chiffre ' Ce chiffre, qui n'a évidemment aucun fondement, est parti d'une intox. Un montage grossier - et bourré de fautes - qui a circulé sur les réseaux et qui a été réalisé par des âmes malintentionnées à partir d'un article de TV5Monde.
Comme un amateur, le chef de l'Etat est tombé dans le panneau'les deux pieds joints. Il ne s'agit certes pas de la première fois que le président de la République pioche ses infos dans le réseau bleu. Ceci est même devenu une habitude pour celui dont l'essentiel de la campagne électorale s'est fait sur Facebook.

Mais a-t-on vraiment touché le fond lorsque le chef de l'Etat pioche ses informations dans les intox circulant sur la toile ' Aussi aberrante que puisse être cette information, il y a vraiment pire. Et c'est le fait que le chef de l'Etat et président de tous les Tunisiens, juge utile de mentionner le nombre des manifestants venus l'acclamer. En le faisant, il se proclame ainsi le président du clan qui est sorti lui exprimer son soutien, rejetant ainsi les « autres », ceux qui ont la malchance d'être contre lui.
Dans son discours enflammé ponctué, comme d'habitude, de « cancer », « insecte », « missiles », « criminels », « corrompus », « vautours », « monstres »' et autres accusations dont lui seul a le secret, Kaïs Saïed se gargarise d'une manifestation organisée pour le soutenir, en se réjouissant du zèle des laudateurs et en en exagérant l'ampleur. L'énigmatique Kaïs Saïed prouve, encore une fois, qu'il se fiche de savoir s'il est le président de tous les Tunisiens ou celui d'un clan au détriment d'un autre.

En définitive, Kaïs Saïed qui se présente comme outsider de la politique vomissant toutes ses pratiques désuètes et rejetées par le peuple, en emprunte l'une des pires. La division. Dans un climat politique des plus tendus, dans un pays à l'identité effritée et habitué depuis seulement très peu aux pratiques démocratiques et aux libertés, Kaïs Saïed se permet de mettre de l'huile sur le feu en divisant les Tunisiens en clans. Ceux qui sont avec lui, et dont il s'engage donc à satisfaire les desiderata, et ceux qui sont contre lui et qui ne peuvent donc qu'être à la solde des ennemis à combattre. Ceux contre qui il menace d'envoyer des missiles, ceux qu'il s'empresse de mettre derrière les barreaux et ceux qu'il prive de leurs libertés.

Le fait est que les signaux de fumée qu'envoie le chef de l'Etat aujourd'hui, en utilisant des moyens archaïques et désuets, sont à la fois alarmants et, permettez-moi de le dire, tristement ridicules'
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